Tsiganes du brouillard 1 - Deuil sous la lune



I - Deuil sous la lune

 La petite Yanna avait quitté l’agitation du camp pour se réfugier sous l’ombre familière de la grande haie de peupliers. Elle n’était pas à l’aise avec les démonstrations trop bruyantes de détresse et de chagrin qui accompagnaient toujours la mort de l’un des membres de son peuple. Pour elle, pleurer un grand-père ne pouvait s’imaginer ailleurs que dans la solitude, auprès de vieux arbres dont le doux feuillage faisait chanter la tristesse du vent.

Là-bas, au cœur du cercle des roulottes, on sanglotait, on s’étreignait, on criait sa douleur en un incessant tourbillon de fraternité sauvage. Ici, le murmure de l’herbe et les pépiements d’oiseaux s’invitaient discrètement au partage de la peine profonde d’une fillette bouleversée. 

Pour Yanna, le vieux Shandor n’était pas le patriarche sévère qui inspirait une crainte respectueuse à toute la tribu des Ursitori. Il était l’aïeul complice dont les histoires merveilleuses racontées d’une belle voix grave dans le secret d’une roulotte au clair de lune ouvraient à la compréhension magique d’un monde où s’entrelaçaient sans heurts la nature et les prodiges.  Bercée par la mélancolie des souvenirs, la petite fille ne prêta pas attention à la tombée d’un soir propice aux songes et, dans la tiédeur de ce début de nuit d’été, elle fut prise d’une bienheureuse somnolence. Elle en fut brutalement tirée par plusieurs petits cris, des « couic » aigus et répétés qui ressemblaient à des appels désespérés. Très inquiète, elle se leva et discerna quelques lueurs un peu plus loin dans les buissons au pied de la haie. Avec prudence, elle s’en approcha et reconnut des garçons du camp occupés à fouiller les ronces à la faible lumière de bâtons enflammés.

« Ah, tiens, Yanna, c’est toi ? Tout le monde te cherche depuis des heures. En tout cas, tu tombes bien ! Tiens-moi la torche. Comme ça, je pourrai utiliser mes deux mains pour piquer cette sale bête avec ma fourche ! Alors, qu’est-ce que tu attends ?

- Je ne suis pas à tes ordres, Sacha « tête d’oreilles » ! D’abord, que fais-tu ici alors que tu devrais veiller Shandor avec les autres ? Et ceux-là avec toi ? C’est la bande des « Tchikali » pas vrai ? Les « boueux » qui ont toujours des saletés sur les mains ou dans la tête ! Quel sale coup vous préparez encore ? 

-Pour qui tu te prends, Yanna « langue d’ortie » ? Toi non plus, tu n’es pas à la veillée de Shandor. Et pourtant c’est ton grand-père ! Moi, au moins, je tiens à l’honorer à ma façon. C’est pour ça qu’on est là. Pour attraper cette bestiole, la faire cuire et la déguster à sa mémoire. Il paraît qu’il en raffolait. Ça y’est, je la vois. Maintenant, aide-nous, je te balance la torche ! »                               

Yanna n’eut pas le temps de refuser. Elle se saisit de la bûche et approcha la flamme des buissons. En émergea soudain le museau agressif d’un blaireau qui cherchait à mordre tout ce qui se trouvait à sa portée. Excité par les hurlements des « Tchikali », Sacha « tête d’oreilles » portait de violents coups de fourche dans les fourrés, espérant embrocher la bête. En d’autres circonstances, le spectacle de ce grand nigaud aux prises avec un pauvre blaireau apeuré aurait amusé Yanna. Mais elle n’avait pas supporté les insinuations de cet imbécile aux oreilles décollées. Qu’il pût soupçonner son grand-père de se délecter de la chair d’un blaireau lui était insupportable et elle résolut soudain de venir en aide à l’animal. D’un geste décidé, elle appliqua la torche sur le derrière de Sacha qui, surpris par la douleur, se retourna brusquement et donna un coup involontaire de manche de fourche sur la tête de Yanna. La fillette s’évanouit aussitôt. Pris de panique, les garçons disparurent dans la nuit et ne virent pas le blaireau qui, babines retroussées, s’approchait lentement du visage de Yanna.

 

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