Tsiganes du brouillard 3 - Bleue Verdine

 




III. « Bleue Verdine »

 

 En descendant le coteau  au rythme lent des pas de la vieille jument Mialka, la famille de Yanna cheminait dans un épais silence. Le crépuscule soulignait à peine les reflets nouveaux des lattes de bois de la roulotte qui avait été repeinte quelques heures plus tôt. « Ils nous traitent comme des moins que rien, s’était emporté Yossip, le père de la fillette dans un accès de rage qui avait suivi le jugement des sages de la tribu. Eh bien, ils vont voir ! La roulotte qu’ils veulent brûler, nous allons la détruire autrement. Elle n’appartiendra plus au clan des Ursitori car je vais changer sa couleur ! Elle ne sera plus verte comme l’herbe du sol qu’ils ne sont pas dignes de fouler mais bleue comme le ciel où voyage l’âme de Shandor ! 

-Ne fais pas ça, avait alors supplié sa femme Sara. Tu vas attirer la malédiction sur nous si tu te dresses contre nos coutumes !

-Leur malédiction, qu’elle leur mange les yeux ! avait alors réagi Nanosh, le grand frère de Yanna. Papa a raison. Ils veulent nous punir mais c’est à nous de le faire en renonçant à faire partie de leur tribu. Que le démon Melalo leur dévore les entrailles !

-On ne dit pas ça ! était intervenue Yanna. Même les pires d’entre nous ne méritent pas qu’on les menace du grand oiseau à deux têtes !

-C’est pourtant ce qui devrait leur arriver après ce qu’ils nous ont fait ! Que Melalo les rende fous et qu’il leur déchire le corps et le cœur…

-Tu exagères toujours, mon fils, avait coupé Sara. Ta sœur a raison. Maudire est une mauvaise action qui rend l’âme mauvaise !

-N’empêche que les Ursitori ne sont plus dignes d’être des nôtres ! » Nanosh avait lancé comme un défi ces fortes paroles en regardant fixement chacun des vieillards qui siégeaient au Kris, le conseil des sages de la tribu. Puis il avait repris d’une voix blanchie par la colère : « Vous vous croyez justes mais vous nous condamnez au bannissement, la peine la plus dure ! Vous oubliez un peu vite qu’il y a peu de temps Shandor était le premier d’entre vous ! Et aujourd’hui, vous déshonorez sa mémoire en traitant sa famille comme une bande de criminels ! Honte à vous ! »

Yossip avait posé une main ferme sur l’épaule de son fils pour le calmer et, sa fureur étant un peu retombée, s’était adressé posément aux membres du conseil : « Vous vous conduisez mal avec nous parce que la tradition vous aveugle ! Vous n’avez pas compris pourquoi nous refusons de brûler la roulotte d’un mort alors que la coutume nous l’impose. Pour vous, c’est un sacrilège. Mais vous avez déjà fait laver le corps de Shandor et vous lui avez fait couper les ongles pour le rendre pur de toute souillure. Cela ne vous suffisait pas ! Il fallait aussi incendier tout ce qui lui avait appartenu pour libérer son mulo, l’esprit qui doit rejoindre l’au-delà…

-Mais c’était impossible, avait ajouté Sara. Nous avons refusé de brûler la roulotte car, juste avant de mourir, Shandor nous a fait jurer de la protéger !

-Et pour nous, avait repris Nanosh, le serment fait à un mourant est plus sacré que tout ! »

Yanna n’avait rien dit car ses parents lui avaient interdit de parler des avertissements de la fée Taksa qu’ils avaient du mal à prendre au sérieux, même s’ils savaient que leur fille n’avait pas pour habitude de mélanger à ce point la réalité et les rêves.

Avant de quitter le camp, Yossip et Nanosh avaient pris tout leur temps pour repeindre en bleu la roulotte de Shandor, se sachant maudits en silence par les vieillards du Kris autour desquels s’était rassemblé tout un clan naguère fraternel et devenu définitivement hostile. En montant à bord de la roulotte, Yossip leur avait crânement déclaré : « Vous nous avez bannis mais sachez que c’est nous qui vous quittons ! Vous n’êtes plus dignes de porter le nom d’Ursitori. C’est la famille de Shandor qui en est maintenant la seule héritière ! »

Après leur départ, ils n’avaient plus échangé un mot.  Yanna marchait devant la roulotte en chuchotant son histoire à l’oreille de la vieille jument : « Toi, tu me crois, hein Mialka ? On a réussi à sauver la roulotte et il faut que tu fasses bien attention car s’il lui arrive quelque chose, on ne trouvera jamais le trésor de Matuya et on ne pourra pas se débarrasser des démons noirs ! » L’animal fit frémir ses naseaux et Yanna considéra ce signe comme une approbation. « Et puis notre verdine, maintenant qu’elle est bleue, elle est plus jolie qu’avant ! Ça serait un drôle de nom, tiens « Bleue Verdine » ! Qu’est-ce que tu en penses, papa ? » Sans y prendre garde, la fillette venait de rompre le mutisme dans lequel sa famille était enfermée depuis de longues heures. Un léger sourire au coin des lèvres, Yossip répondit : « Oui, ma fille, un drôle de nom ! Mais qui est aussi très beau. Parce qu’il rappelle le ciel et la prairie, le domaine sans limites des Ursitori…« Bleue Verdine », la roulotte des âmes libres ! »

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