IV.
Le Rire de la sorcière
Lorsqu’ils furent parvenus au pied du coteau,
l’enthousiasme rageur qui avait accompagné les Ursitori depuis le départ du
camp se mua peu à peu en un doute pernicieux. Ils se souvinrent que l’époque
était dure pour les voyageurs. Quelque part, la guerre faisait rage. Le pays
était envahi et les gens avaient changé. Dans les villages, on ne saluait plus
les nomades qui venaient travailler aux champs. On les considérait désormais
d’un air soupçonneux et les visages autrefois souriants se fermaient sur leur
passage. A la veillée, certains voyageurs racontaient même que nombre d’entre
eux avaient été conduits dans de grandes prisons à ciel ouvert où on les
laissait mourir de faim… Yossip se
demandait s’il avait pris la bonne décision. En quittant le clan, il avait
renoncé à la sécurité, même fragile, de la vie en communauté. Il exposait sa
famille à des menaces inconnues tapies dans l’incertitude des temps qui
s’annonçaient.
Brutalement, ses sombres pensées furent
interrompues par une inquiétante apparition. Un peu plus loin sur la route, à
l’entrée du grand pont qui enjambait les brumes du fleuve, se dressait une
silhouette en guenilles qui agitait de longs bras décharnés. Toute la famille
reconnut Aschani, une vieille femme un peu folle que la tribu surnommait
« la sorcière » car elle possédait le don de divination et riait aux
éclats toute la journée et à tout propos. Elle se mit à crier en ponctuant de
rires éraillés ses sinistres propos : « Les voilà donc enfin, les
vrais Ursitori ! Halte-là ! Aschani a des choses à vous dire…Oui, de
terribles choses ! » Yanna s’était blottie contre Mialka, rassurée
par le battement de cœur régulier de la jument qui ne semblait pas du tout
impressionnée et continuait tranquillement à avancer. Lorsque la roulotte fut à
quelque pas d’elle, la vieille femme eut ces mots étranges qu’elle récita dans
un murmure presque inaudible : « Rien, à part l’ombre d’un saule
pleureur… » Puis elle se redressa, cette fois en vociférant : « Rien,
à part l’ombre d’un saule pleureur ! Rien ne protège plus l’âme de
Shandor ! C’est là, près de cet arbre, qu’il a été mis en terre !
C’est là que vous l’avez abandonné ! A cause de vous, son mulo, l’esprit
de son dernier souffle, va devenir mauvais ! Il va rejoindre les légions
noires et empêcher Shandor de partir pour l’au-delà des voyageurs ! »
Aschani se mit alors à fixer intensément Yanna qui, malgré elle, détourna le
regard. Un doigt osseux se pointa vers la fillette qui eut un sentiment
indéfinissable de crainte mêlée de soulagement lorsqu’elle entendit la sorcière
déclarer : « Elle le sait, la petite ! La fée Taksa lui a
déjà dit tout ça et elle vous l’a répété…Mais vous ne l’avez pas crue !
Vous avez respecté les dernières volontés de Shandor mais cela n’a servi à rien
car vous n’avez pas parlé à votre clan des avertissements de Taksa. Si vous
l’aviez fait, vous auriez convaincu les anciens qui, eux, font confiance aux
témoignages des enfants. Ils auraient écouté Yanna et ne vous auraient pas
bannis ! Maintenant, il est trop tard ! Et vous devez racheter votre
conduite ridicule !
-Laisse-nous passer, vieille
tordue ! lança Nanosh. Tu nous fatigues avec tes idioties et tes
ricanements !
-Jeune fou ! s’écria la
sorcière en s’enroulant dans ses guenilles. Il n’est plus temps pour la
colère ! Toi et les tiens n’avez plus de destin ! Regardez-donc la
paume de vos mains… »
D’abord incrédules, les Ursitori
obéirent par défi à la vieille femme avant de s’apercevoir, terrifiés, que les
lignes de leurs mains avaient toutes disparu.
-Qu’est-ce que c’est que cette
diablerie ? s’emporta Yossip. Tu vas immédiatement cesser ce jeu. Sinon…
-Ce n’est pas un jeu, pauvre
naïf. Je ne suis pour rien dans le maléfice qui vous frappe. Et vous devriez
tous me remercier au lieu de me menacer. Car je suis la seule à pouvoir vous
aider. Regardez-bien ! » La vieille femme tira un long fil d’argent
de sous ses guenilles et l’étendit avec précaution sur les pavés qui
délimitaient l’entrée du grand pont. Yanna écarquillait les yeux, ne comprenant
rien à cette scène de folie qui prenait de plus en plus l’apparence d’un
cauchemar. Aschani se rendit compte de la détresse de la fillette et, entre deux
gloussements, s’adressa à elle d’une voix étonnamment douce :
« Dissipe ton inquiétude, Yanna « aimée des fées ». J’ai été
sévère avec ta famille mais je sais que vous n’aviez pas le choix. Si vous
aviez brûlé la roulotte, vous auriez détruit le trésor de Matuya et livré le
monde aux forces du mal. En ne la brûlant pas, vous avez pris le risque de
condamner l’âme de Shandor à l’errance éternelle aux prises avec les démons
noirs.
-Mais alors, sanglota Yanna, il
n’y a pas de solution ! D’une façon ou d’une autre, le mal va
triompher !
-Peut-être pas, petite
fille ! Avec le fil sacré que j’ai étendu sur le chemin, je viens de vous
bannir une seconde fois. Ceux qui le franchissent sont condamnés à toujours
revenir vers lui. Existe-t-il un pire bannissement pour un voyageur ? Etre
contraint de retourner sans cesse au même endroit…C’est une véritable
malédiction pour notre peuple. Mais pour vous, ce sera l’assurance du retour
après les épreuves qui vous attendent de l’autre côté du pont !
-Que veux-tu dire ? balbutia
Sara en serrant très fort sa fille contre elle. Quelles épreuves ?
-Vous allez entrer dans le
domaine du Roi des Brumes et je tremble à l’idée de ce qui vous y attend. Vous
êtes maintenant des êtres sans destin, totalement libres de vos choix. Ce
privilège, vous l’avez gagné de manière inattendue en repeignant votre roulotte
en bleu. Une révolte contre les vieilles traditions ! Ce geste a
impressionné les maîtres de l’autre monde. Mais il les a aussi beaucoup
agacés ! La plupart d’entre eux voulait vous punir sur le champ mais le
Roi des Brumes les a convaincus de vous laisser une chance.
-Mais de quel côté
sont-ils ? s’inquiéta Yanna. Du bien ou du mal ?
-Dans l’autre monde, ricana
Aschani, la question ne se pose pas ! Maintenant, allez ! Si vous
venez à bout des épreuves du domaine des brumes, vous sauverez l’âme de Shandor
et vous empêcherez peut-être le mal d’envahir ce monde…Sinon, tout cela ne vous
concernera plus car vous serez à jamais prisonniers de l’autre monde. Des
ombres dans le brouillard ! »
Commentaires
Enregistrer un commentaire