V. Le Pont des esprits
Le brouillard dissimulait totalement l’autre rive du fleuve à
la vue des bannis qui passèrent droits et fiers, sans oser un regard vers la
vieille Aschani, toujours ricanante. Nanosh fut le premier sur le pont.
« Attention, lui cria Yanna, ne va pas plus loin ! Si tu veux qu’on
traverse en sécurité, il faut que tu craches trois fois dans
l’eau ! » Derrière eux, la sorcière ricana plus fort.
« Qu’est-ce que tu racontes, répliqua Nanosh, c’est encore une de tes inventions
de gamine ?
-Pas du tout, s’énerva Yanna. C’est un conseil que m’a donné
papu Shandor ! En bas, dans le fleuve, il y a des créatures cachées. On
les appelle les Nivashi, les esprits des eaux. Ils sont méchants et pas beaux à
voir
-Tout un programme ! J’ai bien envie de faire leur
connaissance.
-Ne plaisante pas avec eux ! Ils sont velus, enflés avec
une longue barbe et des cheveux roux. En plus, ils ont des pieds de cheval
et...
-D’accord, d’accord ! Si on crache trois fois dans
l’eau, on s’en protège, c’est ça ?
-Oui, mais je ne t’ai pas tout dit. Il y a aussi… »
Un gémissement mélodieux troua le brouillard, précédant une
ombre qui s’en détacha peu à peu. Toute la famille eut la surprise de
distinguer une jeune fille qui s’avançait vers leur roulotte en boitant légèrement, ce qui donnait à sa
démarche une grâce inattendue. Nanosh était resté sans voix devant cette apparition
d’une indescriptible beauté, chaussée d’élégants souliers rouges et seulement
vêtue de longs cheveux noirs qui cachaient à peine son corps. « J’ai besoin
de ton aide, mon joli garçon, déclara-t-elle d’une voix plaintive. Je viens du
marais, de l’autre côté du pont. J’ai échappé au grand serpent qui a failli me
dévorer et qui m’a blessé à la cheville. Je t’en prie, demande aux tiens de me
porter secours. Je ne peux bientôt plus marcher ! Donne-moi ta main, joli
garçon… »
Nanosh, ému, lui tendit le bras mais au même instant, Yossip
étouffa un juron, courut jusqu’à la barrière du pont et cracha trois fois de
suite dans le fleuve. Devant Nanosh épouvanté, la jeune fille devint un
tourbillon hurlant qui s’éleva droit dans les airs avant de plonger avec fracas
dans les eaux boueuses où il disparut sans même un gargouillis.
Le jeune garçon, muet d’hébétude, reçut avec respect les
rudes remontrances de son père :
« La prochaine fois, tu ferais bien de suivre les
conseils de ta sœur, surtout si elle parle au nom de ton grand-père ! Elle
a parfois de drôles d’idées, c’est vrai. Mais pour le coup, elle avait
raison ! Et, par imprudence, tu as failli te retrouver prisonnier des
esprits des eaux !
- Je ne comprends plus rien ! bégaya Nanosh. Cette fille
n’était pas une créature velue avec des pieds de cheval. Je ne pouvais pas
savoir…
-Si, répondit brutalement Yanna. En me laissant finir mon
explication ! J’étais sur le point de te dire que les femelles Nivashi,
contrairement aux mâles, sont des êtres magnifiques et qu’elles profitent de
leur beauté surnaturelle pour attirer les mortels dans leurs palais sous les
eaux.
-Et ensuite, s’inquiéta Nanosh ?
-Elles se font faire un enfant !
-Il y a pire, comme punition. Surtout avec une compagne
pareille !
-Décidément, tu es incorrigible, mon pauvre frère !
Attends de connaître la suite avant de jouer au coq arrogant. Car il faut que
tu saches ceci : après avoir épousé un humain, la femelle Nivashi le tue
et enferme son âme dans un pot indestructible pour se délecter de ses
lamentations éternelles !
-Mince alors, on peut dire que je l’ai échappé belle !
Mais ça m’aurait quand-même fait quelque chose de devenir père à mon âge…
-Tu parles ! Père d’un enfant sans os qui portera
malheur à tout le monde et qui devra passer trente ans sur la terre ferme dans
des conditions épouvantables avant de devenir un vrai Nivashi et de regagner le
royaume des eaux !
-Finalement, conclut Nanosh, je préfère encore traverser le
pont et rejoindre le marais. Même si, paraît-il, un grand serpent nous y attend
pour nous avaler tout crus ! Mais je suppose que c’était aussi un gros
mensonge de la belle Nivashi…
-Hélas non, mon fils ! rectifia Sara en un soupir
résigné. Sur ce point, je crains bien qu’elle nous ait dit la
vérité ! »
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