VI. Le Marais au serpent
Au bout du pont, le
chemin s’enfonçait dans l’horizon brumeux du marais. On y distinguait à peine
les troncs rabougris des frênes têtards qui en balisaient les abords. « Il
ne faut surtout pas quitter ce sentier, prévint Yossip. Sinon, nous risquerions
d’embourber « Bleue Verdine » pour longtemps ! » Personne
ne prêta attention à ces propos, sachant qu’ils avaient été tenus par un chef
de famille soucieux de faire oublier aux siens les menaces de la vieille Aschani.
Yanna était peut-être la moins dupe de tous et songeait en frémissant aux
épreuves qui les attendaient dans le domaine du Roi des Brumes. Nanosh, malgré
l’incident avec les esprits des eaux, avait encore du mal à croire qu’il venait
de franchir les portes de l’autre monde et marchait derrière la roulotte en
sifflotant d’un air faussement dégagé mais en prenant bien soin de ne pas trop
se laisser distancer. A bord de « Bleue Verdine », Sara s’usait les
yeux et l’esprit à tenter de découvrir où pouvait bien se nicher le trésor que
la fée Matuya avait confié à Shandor. Un hennissement soudain de la jument
Mialka la tira de ses rêveries. Elle s’était arrêtée net et Yossip, qui lui
parlait avec douceur en lui flattant l’encolure, ne parvenait pas à la calmer.
Bientôt, ce fut l’ensemble de la famille qui partagea la terreur de l’animal.
« Tu avais raison, maman, hurla Nanosh qui s’était précipité à l’avant de
la roulotte, la Nivashi n’a pas menti ! »
Devant eux, barrant le chemin, un serpent gigantesque s’était
dressé bien plus haut que leurs têtes et sifflait affreusement. Sa tête
monstrueuse s’avançait avec lenteur vers Yanna qui se couvrit le visage des ses
mains tremblantes pour ne pas voir les crocs acérés tout prêts à la
déchiqueter. Elle se souvint alors des enfants de Taksa et chercha à se
rappeler leurs douze noms dans l’ordre. De son côté, Nanosh avait saisi un gros
bâton et s’apprêtait à le lancer vers le reptile qui semblait se réjouir de
cette tentative d’attaque dérisoire. Contre toute attente, il éloigna sa répugnante
mâchoire et se mit à déclarer d’une voix calme : « Bienvenue à vous,
voyageurs ! Je suis le grand serpent du marais. Si vous venez avec de
bonnes intentions, vous n’aurez rien à craindre de moi. Mais si vous avez de
mauvaises pensées, comme cette horrible femelle du peuple des eaux, je vous
chasserai d’ici sans aucune pitié ! » Nanosh et Yanna échangèrent un
regard incrédule avant de se tourner vers Yossip qui gardait un silence
méfiant. Le grand serpent profita de ce répit pour faire une demande inattendue :
« La chasse à la Nivashi m’a épuisé et je meurs de soif. Je sens que vous
êtes de braves gens. Auriez-vous la bonté de m’offrir une écuelle de lait afin
que je puisse retrouver mes forces ? »
-Il n’en est pas question, s’indigna Sara qui avait rejoint
son mari. Ce monstre essaie de nous tromper ! Il ne faut pas le laisser
faire ! »
Yanna constata avec
surprise que le serpent ne réagissait pas à la colère de sa mère. Elle décida
de renoncer à l’aide des enfants de Taksa et, s’approchant du reptile sous les
yeux horrifiés de son frère, elle lui tint ce discours : « Grand
serpent, il nous reste un peu de lait des chèvres de notre clan. Nous allons
t’en donner une écuelle. Je sens que toi aussi, tu fais partie des braves
gens…Et puis, mon grand-père m’a toujours dit qu’une femme ne devait jamais
faire de mal à un serpent. Sinon, ça lui porterait malheur ! Imagine :
si elle est célibataire, aucun homme ne voudra d’elle et si elle est mariée,
tous ses accouchements seront difficiles ! Tu comprends ? Moi, je ne
veux pas rester seule toute ma vie. Et si un jour, mes parents me donnent un
petit frère, je ne veux pas que maman risque sa vie en le mettant au
monde ! »
Le serpent garda
quelques instants un inquiétant silence avant d’éclater d’un grand rire qui fit
trembler tout le marais. « Voilà une épreuve réussie d’une façon très
originale, s’exclama-t-il. Grâce à toi, Yanna, les Maîtres de l’autre-monde ont
perdu la première manche. Ta générosité m’a délivré de leur maléfice. Je peux
enfin abandonner cette apparence monstrueuse et redevenir
moi-même ! » En un éclair, le grand serpent se transforma en un gnome
velu et rigolard qui s’écria : « Retenez bien mon nom : je suis
le Tchignomanush et je serai pour toujours votre ami ! »
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