Tsiganes du brouilard 14 - l'Adieu à Shandor

 


XIV. L’Adieu à Shandor

 Du plus profond de la nuée dont s’était, pour un temps, absenté le  Roi des Brumes, apparut la silhouette altière de Shandor, enfin débarrassée des affres du tourment. « Votre choix fut le bon, mes enfants. Vous avez retrouvé le fil de vos destins. Car, des trois fruits sacrés, vous avez cueilli le seul qui porte en lui tout l’espoir des tsiganes. Qu’importe en effet la richesse ? Nous ne serons jamais des propriétaires. La terre accueille les vivants et recueille les morts. Nous sommes  un peuple qui est chez lui partout et nulle part à la fois… Qu’importe le bonheur ? Il est fugace comme le temps, comme un miroir de cendres…Mais digne est la santé ! Elle fleurit en qui la garde et porte en elle les semences de la joie. Elle est la plus belle fille de l’arbre à toutes graines qui trône dans le jardin inaccessible aux mortels, à l’abri du mur de cristal qu’entoure le grand fleuve d’argent. C’est là que, grâce à vous, je vais maintenant partir ! » Sans dire un mot, Tchin-Tchin rejoignit la nuée. « C’est lui, reprit Shandor, qui va me servir de guide. Car il est le dernier de la lignée des tchignomanush, ces esprits bienveillants qui nous accompagnent  lors de notre dernier voyage. Adieu, mes chers enfants, gardez-nous dans vos mémoires !

-Non, s’écria Yanna. Vous ne pouvez pas nous abandonner tous les deux. Pas aussi vite !

-Pourtant il le faut, répondit Tchin-Tchin d’une voix douce. Laisserais-tu ton grand-père cheminer seul vers le jardin de l’au-delà, sans un ami fidèle pour lui venir en aide ? Ecoute moi bien : ce jardin est situé dans une montagne creuse, encore plus haute que ce pic où le Roi des Brumes nous a invités. Pour y parvenir, nous allons effectuer un voyage qui va durer neuf de vos années. Des périls nous attendent, que tu ne peux même pas imaginer ! »

Le Roi des Brumes rugit soudain dans les nuages car aucun tchignomanush n’avait le droit de révéler à des mortels les dangers de l’au-delà. Tchin-Tchin revint alors un court instant vers Yanna et, en lui caressant la joue comme s’il voulait la consoler, effleura discrètement de son doigt velu la petite étoile sous sa paupière droite. En un éclair, la jeune fille vit toutes les épreuves qui attendaient l’âme de son grand-père : d’abord passer entre les neuf montagnes qui se battent entre elles, affronter ensuite le serpent du ravin  qui demande en octroi du miel et du lait, donner plus loin de la viande à neuf monstrueux chiens noirs, traverser douze déserts balayés par un vent glacial tranchant comme un couteau et gagner enfin la confiance des neuf chiens blancs qui gardent la porte du jardin… La jeune fille comprit aussi l’inconcevable sacrifice auquel sa famille allait devoir consentir. Blême, elle se retourna vers son père et murmura dans un sanglot : « Bleue-Verdine doit brûler ! »

 Yossip et Sara, résignés, hochèrent  tristement la tête tandis que Nanosh se frappa la poitrine de rage. « Nous sommes des idiots ! Des idiots pleins d’orgueil ! Nous aurions dû détruire la roulotte au camp comme les anciens nous le demandaient. Notre voyage dans l’autre monde était inutile. Nous n’avons pas trouvé le trésor de Matuya et nous allons livrer notre monde aux Légions Noires ! »

Ce fut la voix rauque du Roi des Brumes qui retentit en réponse du profond des nuages : « Il ne sera pas dit que votre héroïsme aura été vain et vous ne serez pas condamnés à une détresse sans fin ! Avant que mon frère, le Roi du Feu ne livre votre roulotte aux flammes et que mon autre frère, Le Roi du Vent, n’en fasse voyager les cendres jusqu’à l’au-delà pour annoncer la venue de Shandor, j’autorise votre ami, le tchignomanush à vous aider une toute dernière fois et de la façon qu’il estimera la meilleure ! »

Tchin-Tchin réfléchit un court instant puis s’écria, hilare, face à Yanna interloquée : « Je sais, nous allons jouer à mon jeu préféré, les devinettes !

-Tu es sûr que le moment est bien choisi ?

-Chut ! Nous n’avons pas beaucoup de temps… Vous voulez trouver le trésor de Matuya ? Alors, écoutez bien, voici la devinette : « Dans tout le pays, on étend gris et sans fin un ruban. » Qui est-il ?

-Un pays, se dit Nanosh, un ruban gris infini…C’est le chemin ?

-Bravo, mon garçon ! Mais ce n’était qu’un premier essai pour tester votre sagacité…Et pour vous rappeler le lieu de nos épreuves et de notre amitié partagée !

-Tu exagères, Tchin-Tchin, s’emporta Yanna. Il n’est plus temps de plaisanter ! Redeviens un peu sérieux et pose-nous la bonne devinette !

-Alors, jeune fille, sois très attentive, la voici : « Du bois, quatre ficelles, un bâton de crin garni inviteront à danser tous les amoureux ».

Etrangement, ce ne fut pas la réponse à l’énigme qui vint à l’esprit de Yanna mais les douze noms des fils de Taksa qu’elle réussit cette fois à énumérer dans le bon ordre : « Lélé, Alé, Pénélé, Sélé, Kélé, Kérélé, Dara, Fara, Harulo, Zina, Rina, Wirulo. »

Descendant des cieux, douze magnifiques chevaux vinrent entourer Bleue Verdine, entraînant dans leur sillage une immense roue de feu qui s’abattit en silence sur la roulotte. Au mépris du danger, ce fut le moment que choisit Nanosh pour y pénétrer en poussant un cri de triomphe : « J’ai trouvé ! Le trésor est à nous ! » Et, sous les yeux épouvantés des Ursitori, il fut avalé par l’incendie.

Commentaires