XII. La Trompette des
anges
Yanna se débattait
pour sortir de son cauchemar. La tête lui faisait mal et elle ouvrit
péniblement les yeux. Elle crut apercevoir un blaireau qui, babines
retroussées, s’approchait lentement de son visage. Elle poussa un cri et
l’animal prit la fuite. Encore peu assurée, la fillette se releva. La nuit
était douce et une lune d’argent brillait au firmament. Alors, revinrent en
foule des images furtives de souvenirs récents : le deuil, l’isolement,
les garçons du camp, la chasse au blaireau, le coup…Et quelques visions vagues
d’un autre monde terrifiant. En reprenant conscience, elle se rendit compte
qu’elle s’était évanouie au pied d’une haute plante dont les fleurs blanches,
suspendues telles des clochettes, s’évasaient en dizaines de pâles bijoux qui
exhalaient un parfum discret mais tenace.
« Le datura, se dit-elle, j’ai respiré trop longtemps
son pollen. Il m’a donné des hallucinations, des rêves absurdes ! Tout
devient clair, maintenant. J’ai cru vivre dans les histoires que me racontait
papù Shandor. La fée Taksa, la Nivashi, le Priculitsh et tout le reste… Rien
que du vent de fleur toxique ! Un mauvais rêve ! Je regretterai quand
même la roulotte bleue et le brave Tchin-Tchin. Mais tant pis ! Au moins,
Mialka va bien et Nanosh n’a pas été torturé par les démons des
maladies. »
La nuit était calme, bercée par un vent léger qui
semblait faire tinter les fleurs de datura. « C’est drôle, pensa Yanna en
souriant, car cette plante fait aussi partie de nos légendes. Papù Shandor m’a
même raconté qu’elle était la mère de tous les tsiganes et que les fées se
servaient de ses pouvoirs : Matuya pour guérir les hommes et Kalumra pour
les tromper. Mais tout ça, ce sont des contes ! En tout cas, en ce qui me
concerne, la plante de datura a bien mérité ses deux surnoms. Bénéfique
« trompette des anges » car elle m’a permis de me remettre rapidement
du mauvais coup que m’a donné Sacha « tête d’oreilles » et maléfique
« Pomme épineuse » car elle m’a entraîné en-dehors du monde
réel. » Un long appel désespéré retentit dans le lointain et Yanna
reconnut la voix de sa mère. Un doute s’insinua alors dans l’esprit de la
fillette. « C’est curieux, j’ai l’impression d’avoir déjà vécu ce
moment. Papù Shandor m’a souvent dit qu’une sensation de « déjà
vu » signifiait que l’autre monde cherchait à nous prévenir de quelque
chose d’important. » Sous les caresses discrètes du vent, les tintements
des fleurs de datura se faisaient toujours plus mélodieux, réveillant une
harmonie profonde que Yanna commençait confusément à ressentir. « C’est
peut-être en ce moment que je rêve…La réalité, ce serait alors notre voyage
dans l’autre monde ? Ah, datura, datura ! Dis-moi ton secret ! Es-tu
pour moi la trompette des anges de Matuya ou la pomme épineuse de Kalumra ?
M’as-tu sauvé d’un cauchemar ou me caches-tu la vérité ? Je ne sais pas si
je vais bientôt retrouver ma famille au camp ou si je suis en train de
l’abandonner à un sort atroce au bord d’une mer inconnue ! Par pitié,
réponds-moi ! » Le vent faisait sonner des accords délicats aux creux
des fleurs de datura recouvertes de fine rosée dont une goutte fut projetée sur
la petite étoile qui ornait la paupière de la fillette. « Merci à toi,
trompette des anges, je sais maintenant ce que je dois faire ! »
S’approchant avec respect de la plante de
datura, Yanna cueillit délicatement une fleur décorée de quelques gouttes
translucides en murmurant une prière à Matuya…Et elle eut la surprise de se
réveiller face à Nanosh qui, ravagé par l’inquiétude, la secouait sans
ménagement. Autour de lui, Tchin-Tchin et ses parents étaient à l’affût du
moindre de ses mouvements. « Regardez, s’exclama Yossip, elle a ouvert les
yeux. Maintenant, mon fils, laisse-la respirer! » Encore un peu comateuse,
la fillette se redressa et tendit à Nanosh la fleur qu’elle venait de
cueillir : « Regarde, je t’ai apporté de la rosée de datura !
Elle a le pouvoir de redonner la vie ! Mais…Comment se fait-il que tu sois
là devant moi ? Les démons des maladies t’ont tué ! »
Tchin-Tchin et Nanosh échangèrent un sourire et ce fut le tchignomanush qui
répondit : « Tout ça n’est plus qu’un mauvais souvenir, Yanna !
Les cendres du hâgrin ont le même pouvoir que la rosée de datura et, grâce à
elles, ton frère est revenu parmi les vivants. Je l’appellerai désormais Nanosh
« chagrine-la-mort » !
-Mais alors, ma fleur n’a plus d’utilité… J’ai fait tout ça
pour rien !
-Détrompe-toi, ma fille, intervint Sara. Nous sommes très
fiers de toi car tu as accompli un acte grandiose. Pendant longtemps, nous
avons cru que toi aussi, tu étais morte. Ton cœur ne battait presque plus. Tu
murmurais des choses incompréhensibles…Et puis j’ai entendu « trompette
des anges » et « pomme épineuse » et j’ai compris que Datura, la
mère de tous les tsiganes, te mettait à l’épreuve pour savoir si tu étais digne
de la confiance de Matuya et de sa fille Taksa. Tu ne t’es pas laissé abuser
par les maléfices de Kalumra qui voulait te retenir prisonnière de ses rêves
empoisonnés et tu as préféré le risque généreux à la tranquillité égoïste. Sans
le savoir, tu as fait tienne l’ancienne parole : « on s’appauvrit
quand on a peur et l’on s’enrichit quand on se soumet au destin. » Tu es
devenue une vraie femme tsigane ! »
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