XIII. L’Île-Montagne
Deux hirondelles,
surgies de nulle part, vinrent raser la surface des flots.
« C’est un signe, s’enthousiasma Tchin-Tchin, elles vont
nous porter bonheur ! Nous devons reprendre la route dès ce matin.
-La route, s’étonna Yossip, quelle route ? Nous sommes
bloqués sur ce rivage sans savoir où aller. Au bout de l’autre monde ! »
A cet instant, Mialka
qui avait repris des forces grâce aux gouttes de rosée offertes par Yanna, se
mit à avancer vers la mer. On l’avait de nouveau attelée à Bleue-Verdine et,
sans tenir compte des imprécations de Yossip, elle tirait résolument la
roulotte comme si elle répondait à l’appel des vastes eaux grises qui
s’étendaient devant elle. Etrangement, malgré l’absence de soleil, la mer prit
une couleur délicatement bleutée dès que la jument eût mouillé ses sabots. Dans
le même temps, Bleue-Verdine perdait peu à peu sa teinte azur et redevenait
verte comme l’herbe des prairies. Mialka avançait toujours. Un chemin étroit la
précédait sur les flots, un ruban lisse et bleu qui semblait rejoindre
l’horizon. Serrés les uns contre les autres à bord de la roulotte où ils
s’étaient finalement décidés à monter, les Ursitori tentaient en vain de
raisonner Mialka qui s’était mise à galoper sur les eaux. « Tu n’aurais pas
dû lui faire boire de la rosée de datura, cria Nanosh à sa sœur, elle est
devenue complètement folle et elle va finir par nous noyer tous ! »
Mais Mialka n’avait que faire des angoisses du jeune garçon. Elle galopait de
plus en plus vite au-dessus du sentier couleur saphir qui découpait en deux la
mer demeurée grise. Bientôt, apparut au loin une forme cônique sombre en
laquelle les Ursitori reconnurent les contours d’une montagne gigantesque,
enracinée dans le tumulte des vagues et dont le sommet se perdait au coeur
d’épais nuages.
Lorsque Mialka fut
parvenue sur l’île, elle fit brutalement halte sur une plage austère hérissée
de fantomatiques rochers pointus. Les Ursitori descendirent alors avec prudence
de Bleue-Verdine autour de laquelle vint s’envelopper comme un voile l’étroit
chemin qui, en désertant la mer, redonna à la roulotte la couleur de son nom.
Du haut de la montagne, s’échappa une nuée tourbillonnante d’où s’éleva une
voix rauque lorsqu’elle vint tournoyer face aux Ursitori en soulevant le sable
de la plage : « Je suis le Roi des Brumes et j’ai le plaisir de vous
accueillir en mon palais de l’île-montagne. Ici, chaque grain de sable, chaque
rocher, chaque crevasse, est une partie de moi-même. Voyez, je vous entoure de
mon souffle invincible et je vous emmène jusqu’au plus haut du plus haut des
pics de l’île-montagne ! Contemplez ce qu’aucun humain n’a jamais
contemplé. Car personne avant vous n’en a été digne. Voyez, au cœur des nuages
ténébreux, l’arbre sacré aux trois pommes d’or ! Votre ami le
tchignomanush, lui, le connaît bien ! Il a essayé jadis d’en dérober les
fruits…Avec mes frères, nous lui avons infligé une terrible punition :
sous la forme d’un serpent monstrueux, il est devenu le gardien de la frontière
entre les mondes et devait le rester jusqu’à
ce que des coeurs purs viennent le délivrer de notre malédiction. Ce qui
équivalait pour nous à une condamnation éternelle car nous ne croyons pas à la
pureté des coeurs ! Et pourtant, vous êtes venus et vous avez triomphé de
toutes les épreuves du marais. J’ai admiré votre courage. C’est pourquoi j’ai
ordonné à mes juklanusch de vous laisser traverser la forêt… Mais je ne pensais
pas que vous iriez plus loin que le rivage, que deux enfants reviendraient des
contrées de l’oubli ! Il y a maintenant parmi vous deux âmes de cristal.
Toi , Yanna et toi, Nanosh, vous allez avoir un privilège qu’aucun de vos
semblables n’a jamais eu. Je vous offre l’une des trois pommes de mon arbre.
Mais prenez garde ! Si vous êtes vraiment dignes de ma générosité, vous
choisirez le bon fruit. Si vous en êtes indignes, vous choisirez l’un des deux
autres. Alors, mes juklanusch vous dévoreront sans aucune pitié après vous
avoir découpé vivants avec leurs langues de métal ! Mais ce n’est pas
tout : si vous échouez, votre aïeul Shandor ne pourra jamais gagner
l’au-delà et son mulo reviendra à jamais hanter votre monde conquis par les
hordes victorieuses des Légions Noires qui y sont déjà à l’œuvre ! »
Nanosh adressa un pauvre sourire à Yanna qui répondit par un
léger hochement de tête en clignant des yeux. Sous sa paupière droite, la
petite étoile s’était mise à briller.
« Enfants du voyage, reprit le Roi des Brumes, voici
l’heure du choix ! La première pomme vous donnera la richesse. La deuxième
pomme vous donnera la santé. La troisième pomme vous donnera le bonheur.
Laquelle des trois choisissez-vous ? »
Nanosh et Yanna prirent
leur décision sans hésiter. Ils saisirent ensemble le fruit du milieu, celui de
la santé et ressentirent immédiatement l’indicible douleur d’une brûlure intense
qui fut aussitôt partagée par Yossip et Sara. En portant leurs regards vers les
paumes de leurs mains, tous constatèrent incrédules qu’elles avaient retrouvé
les lignes du destin disparues depuis la rencontre avec Aschani.
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