XVI. Samudaripen
Douze chevaux de feu emmenèrent les Ursitori,
Mialka et « Bleue-Verdine » dans leur sillage étincelant. A une
vitesse folle, les fils de Taksa passèrent au-dessus de la mer, de la forêt, du marais et s’arrêtèrent à
l’entrée du pont, juste avant de franchir le fil d’argent tendu par Aschani. Mais
le fil avait été rompu.
« Matuya avait raison, dit Wirulo, le
dernier des fils de Taksa, en prenant congé. Il se passe ici des choses
terribles. Ce fil cassé est de très mauvais augure ! » Nanosh, sur
son violon amputé d’une corde, joua un air doux pour saluer le départ des douze
chevaux. Une mélodie qui fit trembler le fil d’Aschani d’où s’échappa un gémissement
qui allait guider les Ursitori jusqu’à la sorcière. Hantés par une angoisse diffuse, ils
coururent le long du pont, gravirent le coteau avec précipitation, impatients
de retrouver leur clan qui, espéraient-ils, les accueillerait chaleureusement
une fois toutes les explications données. Ce fut un spectacle de désolation qui
s’offrit à leurs yeux : des roulottes autrefois pimpantes, il ne restait que
du bois fumant. Le campement détruit était désert. Seule, assise dans l’herbe,
la vieille Aschani pour une fois ne riait pas. Elle froissait de ses mains
osseuses une fleur de datura fanée et semblait s’entretenir avec un être
invisible. En s’approchant, les Ursitori s’aperçurent qu’elle était absorbée
dans un inquiétant soliloque: « Ils sont venus ! Ils les ont
pris ! C’est de ma faute…Pardonne, moi, Matuya ! Pardonne-moi, ma
sœur !
-Tu es la
sœur de Matuya ? s’étonna Yossip. Toi que nous prenions pour une sorcière,
tu es la troisième reine des fées, celle qui ne prend jamais parti ? Pourtant,
tu nous as aidés… Ton fil d’argent nous a permis de revenir. Alors dis-nous,
que s’est-il passé ici ?
-Les Légions
noires, balbutia la vieille femme qui poursuivait son monologue comme si elle
n’avait rien entendu. Elles sont venues…Et comme d’habitude, je n’ai rien fait…
Et comme d’habitude, j’ai ri à pleine gorge…Et ceux des Légions Noires, ils ont
ri aussi ! Encore plus fort que moi. Ils m’ont traitée de vieille folle et
m’ont laissée là tandis qu’ils emmenaient les autres…Et ils riaient en frappant
les hommes ! Ils riaient en insultant les femmes ! Ils riaient en
menaçant les enfants !
-Ce n’est
pas possible, cria Yanna. Qui a fait ça ?
Qui ? » Mais elle n’obtint pas de réponse.
-D’après ce
qu’elle décrit, risqua Nanosh, ce sont les soldats aux uniformes sombres. J’ai
entendu les anciens en parler. Ce sont eux qui ont envahi ce pays et qui
emmènent notre peuple en prison dans des bâtiments carrés derrière des grilles…
Dans les tombeaux des vivants !
-C’est la
malédiction de l’autre monde, soupira Aschani. La vengeance de Kalumra et des
rois jaloux ! Une malédiction plus forte que les enchantements de ma sœur !
Le mot interdit a été libéré …Celui qui va provoquer le grand massacre des
voyageurs ! Samudaripen ! »
Yossip et
Sara se regardèrent impuissants. « Que pouvons-nous à présent pour les
nôtres ? A quoi cela sert-il que nous soyons en vie et que nous ayons
triomphé de toutes les épreuves de l’au-delà ? »
Une
étincelle s’alluma sous la paupière droite de Yanna qui déclara sans trembler:
« Nous sommes revenus de l’autre monde. Nous n’abandonnerons pas notre
peuple ! Certains d’entre eux se sont peut-être enfuis. D’autres ont sûrement réussi à échapper aux soldats et
ce cachent quelque part…Nous devons les retrouver !
-Tu as raison,
ma fille, approuva Sara. Il faut transformer notre misère en courage et ne
pas perdre espoir !
-Les femmes
de notre peuple sont fortes, reprit Yanna. Même au plus profond du mal, elles
ne pleurent pas. La douleur, elles la soulagent en chantant ! »
Yossip et
Sara prirent la vieille Aschani par les épaules et la firent monter avec
précaution à bord de Bleue-Verdine. Nanosh fit glisser son archet sur le violon
mutilé et, au rythme des pas de la
vieille jument qui s’était remise en route, Yanna se mit à chanter…
« La route est longue et froide sous le
grand puits du ciel
Tsiganes du brouillard
Mais vous serez heureux au jour du soleil d’or
La nuit accroche un rêve aux larmes des nuages
Mais vous serez heureux au jour du
soleil d’or
Tsiganes du brouillard… »
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Ce conte, inspiré des
légendes traditionnelles tsiganes, est dédié à Alexandre Romanès et à son
« peuple de promeneurs ».
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