XV. La Musique des
secrets
Lorsque les premières notes s’élevèrent, on crut d’abord au sifflement du
vent qui attisait les flammes. Mais une mélodie imposa peu à peu ses beaux
accents tristes. Yanna reconnut le son de l’instrument d’où naissaient ces doux
accords et résolut à son tour l’énigme de Tchin-Tchin. « Un bâton garni de crin
qui fait danser les amoureux grâce à quatre ficelles tendues sur du bois…C’est
un violon, le violon de Shandor ! » Elle eut alors la certitude que
Nanosh venait de trouver le trésor de Matuya. Mais elle ne parvenait pas à
comprendre par quel miracle son frère était soudain devenu musicien et encore
moins comment il réussissait à jouer au beau milieu d’un brasier. Et puis,
insensiblement, ce fut comme si les notes de musique devenaient un langage,
comme si le violon s’adressait à elle, à Sara et à
Yossip : « Entendez-vous l’âme du violon ? Entendez-vous
les mots de Matuya ? »
Une silhouette
familière sortit lentement du feu. Nanosh, indemne, faisait glisser l’archet
sur les cordes, en proie à une incontrôlable énergie qui en faisait un
virtuose. Il joua de plus en plus fort devant sa famille qui fut saisie d’une
sensation inconnue d’elle jusqu’ici : une étrange plénitude faite
d’angoisse et de confiance. Les notes redevinrent un langage tissé de délicats
arpèges qui firent résonner, en harmonie parfaite, la voix de Matuya.
« La légende raconte que le premier tsigane est né sur
l’herbe de la steppe, à l’ombre d’un arbre solitaire. Un vent léger a effleuré
son front, une pluie l’a lavé et la cigogne, dans son nid, est devenue sa
marraine. A une branche de l’arbre, il a cueilli un violon. Ce violon, mes amis
c’est le mien ! Quatre de mes cheveux sont devenus ses cordes et je lui ai
offert mes larmes et mon rire. Je l’ai confié à la garde du clan des Ursitori,
ceux qui, parmi votre peuple, sont les héritiers des trois reines des fées. C’est
ainsi qu’à chaque génération, quelqu’un de votre clan est choisi pour être le
dépositaire du grand secret des origines. La tradition veut qu’avant sa mort,
il transmette ce secret à son petit-fils pour qu’il devienne à son tour le
gardien du violon. »
Nanosh continuait de jouer et Yanna fut emplie de
fierté : son frère était l’élu des fées !
« Le violon rend virtuose celui à qui il est dédié,
continua Matuya. En contrepartie, son gardien assure, par sa musique,
l’équilibre des mondes. Mais pour la première fois, cet équilibre a été
rompu ! Rassurez-vous, les Ursitori n’en sont pas responsables. Depuis le
début du monde, les fils du Ciel et de la Terre sont en rivalité. Le Roi du
Feu, le Roi du Vent et le Roi des Brumes sont jaloux du Roi du Soleil qui,
chaque jour, recommence une nouvelle vie : c’est un enfant le matin, un
adulte à midi et un vieillard le soir. Il laisse son dernier frère, le Roi Lune,
régner sur la nuit et se réfugie dans le giron de sa mère, la Terre, pour
retrouver sa vigueur avant de renaître pour un autre cycle et de nouveau
illuminer son père, le Ciel. Les rois jaloux ont fait alliance avec ma sœur,
Kalumra la mauvaise, et ont déchaîné le chaos dans les deux mondes. Par ruse, ils
ont emprisonné le Roi du Soleil sous son apparence de vieillard et l’ont
empêché de rejoindre sa mère afin qu’il s’affaiblisse et disparaisse à jamais.
Kalumra, quant à elle, s’est rendue maîtresse de l’âme déjà sombre d’un être
humain au pouvoir absolu et l’a poussé à envoyer ses Légions Noires conquérir
votre monde. Les maléfices de ma soeur ont ensuite provoqué la mort de Shandor,
encore sans héritier, dont la parfaite
maîtrise du violon était le dernier obstacle au chaos.
Nanosh interprétait de plus en plus vite l’incroyable récit
de Matuya.
« Après sa trahison, cependant, le Roi des Brumes a tout
de suite été pris de remords et m’a convaincu de sa bonne foi. J’ai donc décidé
de jouer le dernier atout à notre disposition en soumettant les héritiers de
Shandor à une série d’épreuves qui devraient déterminer s’ils étaient dignes de
lui. Sous l’apparence de l’un des deux animaux fétiches de Yanna, je lui ai
envoyé ma fille Taksa pour vous mettre au défi. Et vous avez brillamment tenu
votre rôle en conjuguant les qualités indispensables à la réussite de la
quête : Yossip incarna l’opiniâtreté douloureuse, Sara la prudente
clairvoyance, Nanosh la témérité orgueilleuse et Yanna la douce perspicacité.
Ces vertus vous ont permis d’obtenir l’aide de notre cher tchignomanush qui
vous a permis d’atteindre l’ultime étape. Ursitori, j’ai l’honneur de vous
offrir le rire de la reine des bonnes fées qui va ramener la lumière sur une
âme et sur le monde ! »
Au son d’accords joyeux entamés par Nanosh, l’incendie
s’éloigna de la roulotte et devint pétales incandescents autour de Shandor et
Tchin-Tchin qui s’évaporèrent doucement, le sourire aux lèvres, en agitant la
main pour un dernier adieu. Enfin, le soleil qui n’avait pas brillé sur l’autre
monde depuis l’arrivée des Ursitori, fit sa réapparition et inonda le
ciel d’un bleu éclatant.
« Avec votre aide, mes amis, je viens de délivrer le Roi
du Soleil et l’âme de Shandor. Vos épreuves sont terminées ! Vous allez pouvoir retrouver
votre roulotte que la magie du violon a
sauvée des flammes. Votre jument Mialka n’aura qu’à suivre le sillage des douze
enfants de Taksa qui, en l’honneur de Yanna, ont pris l’apparence de son autre
animal fétiche. Ils vous conduiront jusqu’à l’entrée de votre monde, là où est
étendu le fil du bannissement. Celui que ma… »
Un son discordant retentit. Une corde du violon venait de
casser. Nanosh, mû par une volonté farouche, tenta tout de même une
improvisation pour redonner la parole à Matuya.
« Hélas, Ursitori, ce sont maintenant mes larmes que
vais vous offrir ! Une chose terrible vient d’arriver dans votre monde,
une catastrophe contre laquelle je ne peux malheureusement rien ! Il faut
que vous partiez sans tarder pour sauver ce qui peut encore l’être de la
vengeance de Kalumra et des rois jaloux. Car ils ont prononcé ensemble le mot
interdit. Un mot qui va déchaîner pour la première fois contre votre peuple la
pire des malédictions. Allez, mes amis ! Et toi, Yanna, n’oublie
pas : mon étoile t’accompagnera toujours ! »
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